mardi 25 août 2015

Retour à la ferme : la vie quotidienne (chroniques de Thaïlande - 2)





Le lendemain de mon arrivée à la ferme Norkratoke, il s'est produit un incident. J'ai avisé des grenades dans un des arbres de la cour. Fon m'a demandé de l'aider à cueillir la plus mûre, et comme de juste la plus haute. J'ai attrapé le feuillage, et j'ai tiré, tiré. Aïe ! Une centaine de fourmis sont tombées sur moi. Des petites fourmis noires qui ne paient pas de mine. Elles m'ont déchiré la peau (elles ne piquent pas, elles n'ont pas de dard, elles ne mordent pas, elles n'ont pas de dents) : visage et coin de l'œil, une main, un pied. Des brûlures aigües. Une douleur insupportable, qui a bien duré une demie heure. Puis est allée s'atténuant. Mais les jours suivants, j'avais des regains de souffrance. J'ai regardé la peau : elle était toute gaufrée. Quatre jours plus tard, j'ai parfois un peu mal, la peau gaufrée a une drôle de gueule. Difficile de savoir ce qui revient aux moustiques ou aux fourmis. Évidemment, je me gratte comme un forcené. Sur les plaies où perlent des gouttes de sang, des mouches, des insectes viennent se poser pour boire le précieux nectar (où y pondre ?)

L'absence de repas pris en commun ne laisse pas de m'étonner. Le père de Fon est vraiment très étrange. Lorsque j'étais venu la première fois, il m'avait dit bonjour et s'était éclipsé au bout d'une minute. Là, il n'a rien dit quand je suis arrivé, il a juste fait le wai (le signe avec les mains jointes devant la figure), pas un mot. Je vis à la ferme, je le rencontre cinq fois par jour, mais il passe toujours au large et semble éviter mon regard. Il ne m'adresse jamais la parole. D'un autre côté, la mère de Fon n'est pas très bavarde non plus - à vrai dire, elle ne me parle pas. Mais quand je plaisante Fon, je lis sur son visage des émotions positives.

Dans un sens, cet isolement m'arrange. Je n'ai pas d'obligations mondaines, je n'ai pas à faire de phrases - avec mon misérable thaï que seule Fon comprend sans me faire répéter. Je lui ai demandé plusieurs fois s'il y avait un problème avec son père. Elle m'a répondu que non, qu'il était toujours comme ça, un grand taiseux. Apparemment pas autiste : il prend Nam dans les bras, il la regarde, il lui sourit, c'est un grand père affectueux. Très bien. Chacun vit sa vie sans se gêner.

Dans ce grand silence, Lamoun, le fils cadet, fait exception. Il me fait souvent un sourire quand nous nous croisons. J'ai beau dire, c'est rassurant. Et le soir, quand il revient un peu éméché de chez ses copains, il me fait signe de boire un coup avec lui, il m'adresse quelques mots.

Comme j'ai pu le dire dans un autre article, l'obligation des salutations est beaucoup moins stricte ici qu'en Europe ou en Amérique du Nord (et dans la plupart des pays que j'ai traversés). On n'a pas à dire bonjour. Si on n'a rien à se dire, on se tait. On ne fait pas de frais. Le langage lui-même semble refléter cet ascétisme des échanges : il existe un bonjour (sa wa dee khap), mais pas de bon matin (Guten Morgen), pas de bonne soirée (dobrii vetcher), pas de bonne nuit (good night), etc. Pas de beau rêves, pas de bonne journée, pas de amusez vous bien, pas de take care, pas de ciao, pas de see you. Et pas d'au revoir. On a fait son affaire, on se quitte sans un mot. Et comme il n'y a ni merci ni au revoir chez les commerçants du coin, je déduis que ce ne sont pas des particularité de la famille Norkratoke. Mais le matin, ça fait quand même tout drôle : tout le monde se croise comme des zombies.

La situation évolue favorablement, quoique lentement. C'est une autre monde, dont il faut que je comprenne les règles, un autre espace où les frontières du désordre et de l'ordre, du propre et du sale, du convenant et de l'inconvenant ne passent pas par les mêmes règles d'organisation qui régissent les maisons occidentales. J'ai trouvé ma place dans ce gros bordel qu'est la ferme à mes yeux, un plateau de bambou où on laisse Nam dormir sous une petite moustiquaire. Je la regarde, puis je me remets à mon travail sur l'ordinateur. Vers trois heures de l'après-midi, le soleil a tourné, il nous déloge, il tape vraiment fort, et malgré le ventilateur, c'est irrespirable.

C'est le moment d'aller à l'épicerie-bar-restaurant qui est à trois cent mètres de la ferme. Sans oublier la casquette pour la traversée du cagnard. Ordinateur sous la main, car l'épicerie-bar-restaurant a du wifi. Une petite connexion qui permet quand même de remonter ses mails, voire de surfer un peu s'il n'y a pas trop de monde. Quand je reviens, les chiens de la ferme n'aboient pas - ils n'ont jamais aboyé depuis mon retour, ils m'ont reconnu du premier coup. L'un des bœufs vient me renifler doucement. Je suis chez moi. Pour encore huit semaines.

J'ai donc pris mes habitudes. Je descend l'ordinateur le matin et je l'installe en face de Nam, que je peux ainsi surveiller. Dans la salle d'eau, je sais balancer expertement la cuvette d'eau sous mes aisselles pour qu'elle nettoie d'un coup l'essentiel du savon. Comme Fon fait une lessive tous les jours et qu'elle suspend le linge à côté, je passe un bras dehors, j'attrape ce dont j'ai besoin : je vis sur deux t-shirts et deux slips, avec parfois un changement de short, les jours de fête.

Avec Fon, nous ne sortons pas beaucoup. La campagne d'août est pourtant belle, et j'aime bien cette région, malgré sa platitude. Surprise, la lumière n'a rien à voir avec ce voile gris qui couvrait les paysages durant les autres mois. Elle est nette, saturée, superbe. Le champ de riz en face de la ferme, d'un vert de crayon de couleur, est magnifique.

A aucun moment je ne m'ennuie. J'ai enregistrés quelques émissions sur France Culture avant mon départ, et je peux les écouter sur mon smartphone avec mes nouveaux petits écouteurs en blue tooth. Et j'ai acheté une liseuse - on ne dira pas à quel point c'est pratique - sur laquelle je lis le gros livre de Pinker sur l'évolution de la violence et de la sécurité au cours des siècles. C'est un ouvrage qui devra faire partie des programmes scolaires dès qu'il sera traduit en français. J'écris ce que j'ai à écrire, j'étudie ce que je dois étudier.

Tandis que les habitants de la ferme me regardent utiliser mon électronique, impavides, Nam grandit en beauté et en sagesse. Comme elle est calme ! Elle ouvre les yeux, essaye de coordonner son regard, jette des coups d'œil de tous les côtés, fait une petite grimace avant le faire fuser un long bruit annonciateur de tempête dans sa couche. Le vingt-et-unième siècle est entré dans la ferme - et ce n'est pas du silicium, c'est un gentil pâté de rose avec une touffe noire sur la tête.

Retour à la ferme (chroniques de Thaïlande - 1 )





Nam est née avec une semaine d'avance. Cette géante de trois kilos trois cents était vraiment trop grande pour le petit ventre de sa mère qui ne savait plus s'il fallait la porter de profil, de face, d'oblique, de quinconce ou de traviole, tandis que la petite s'agitait de plus en plus dans sa prison. Il a fallu la faire sortir manu militari avant qu'elle ne déchire tout. Elle est donc apparue, fraîche comme une rose, très détendue, prête à donner un interview s'il le fallait.


Mais comment organiser l'après-naissance ? Fon avait manifestement envie de rester chez sa mère à la ferme pour apprendre son rôle de maman, trouver un soutien en cas de fatigue et se retrouver dans un environnement familier. Je ne pouvais qu'approuver son projet, et elle m'a proposé d'habiter chez ses parents.

J'avoue que j'ai eu peur - et que j'ai toujours peur. L'absence totale de confort peut faire reculer des plus roots que moi. Pas de douche, mais des bacs avec lesquels il faut s'asperger, avant de se savonner, de se rincer. L'endroit où on se lave est un petit carré de parpaings de dix, fermé, un peu sombre, où je ne peux pas me tenir debout. En fait de lits, des galettes qui permettent d'apprécier la dureté du sol là où s'appuient les os. Pas de table, et encore moins de bureau pour poser l'ordinateur. Pas d'internet, bien entendu. Un seul fauteuil à peu près confortable - en fait une chaise de bureau avec des accoudoirs. Pas de glace ni de glaçons, les deux petits réfrigérateurs ne permettent pas d'en fabriquer. Pas d'eau chaude pour se raser. Pas d'air conditionné évidemment. Pas de marché où acheter ces petites gâteries dont je me régale en Thaïlande : les brochettes de foie de poulet grillées sur un barbecue, le jus délicieux de ces oranges qui ont un parfum de mandarine. Privé de tout ! Y compris de sexe, car Fon n'est pas dans les dispositions voulues, elle est fatiguée et ne dort pas bien.

Mais le pire, ici, ce sont les moustiques. Ils se faufilent sous la moustiquaire comme s'ils avaient l'intelligence de guetter le moment où on soulève la gaze pour entrer. Ils attaquent en rangs serrés le soir, en choisissant les endroits où la peau est la plus fine : articulations des mains, cou de pied et malléole, olécrane, et pli arrière des aisselles. Mais s'ils le faut, ils foncent dans le bush, et je me retrouve avec des piqures sur les bras et les jambes. Ils n'hésitent pas à attaquer à travers le t-shirt, et le dos et le ventre se couvrent de cocardes rouges. La parade est difficile. Il faut s'enduire régulièrement de lotions anti-moustiques, brûler des spirales - même en plein air. A vrai dire, l'intérieur de la maison ne fait pas grande différence avec l'extérieur. Les cloisons ne sont que larges trous, espaces disjoints où s'engouffrent les escadrilles ziii-ziii.

L'architecture même de la ferme est déroutante. Je finis par comprendre où se trouve la chambre des parents de Fon - un bâtiment en bois qui flanque la partie en parpaings. Il est surélevé sur des pilotis et se prolonge par une terrasse en bambou protégée d'un toit en tôle. L'attribution des autres endroits est moins claire. Là où se trouvent les deux réfrigérateurs, il y a un matelas - c'est peut-être ici que dort Lamoun, le frère. Dans tous les espaces coexistent matériel de ferme, outils, caisses en carton, étagères couvertes de sacs en plastique opaque. Devant moi par exemple : la natte sur laquelle je pose l'ordinateur, le petite matelas et la moustiquaire où repose Nam, puis le Kubota et une remorque en bois, puis un fil à linge avec des vêtements et des genres de torchons effilochés, puis un vélo et une vieille mobylette, puis un tas de planches, des bidons d'essence, d'huile, des seaux de je ne sais quoi. Cette absence d'ordre et de classification est déroutante. En heurtant une caisse, je comprend qu'elle est remplie de bouteilles vides. Il est vrai que les ordures ne passent jamais. Les restes de nourriture sont mangés par la basse-cour. Il y a un tas de bouteilles de bière et d'eau gazeuse à quelques mètres de l'auvent où je me trouve. Et accrochés à un clou, sur un poteau, de ces bandes métalliques qui servent à faire des cerclages, un peu rouillées.

J'ai déjà décrit cette ferme dans mon article "Un dimanche à la campagne". C'est l'occasion de donner quelques détails sur la vie quotidienne. Mais je ne sais pas si ce que je vais raconter correspond au mode de vie de tous les fermiers du quartier, ou s'il y a des particularités bien spécifiques à la famille Norkratoke.

En ce moment, il fait jour de cinq heures du matin jusqu'à sept heures et demie du soir. Tout le monde est debout à l'aube. Si on veut traîner au lit… il y a des musiques qui braillent, y compris le dimanche : haut parleur branché pour le petit marché hebdomadaire, de l'autre côté du chemin. Le temple est plus loin, à cinq cent mètres de la grande route qui mène à Khon Khaen au cœur de l'Isan. Mais on entend distinctement, matin et soir, les moines psalmodier leur prière monocorde sur deux temps, noire-noire ou bien croche-noire pointée.

Le matin, nous déjeunons vers dix heures, l'après-midi vers six heures. Entre les deux, quelques fruits, bananes naines, gnô, la variété poilue du litchi, aussi appelée ramboutan. Fon se prépare une tisane au gingembre qui arrache la gorge et que je refuse de boire. Je grignote un épi de maïs bouilli. Ces épis, je les ai acheté non cuits au marché, et j'ai payé exactement le même prix que ceux qu'on achète déjà préparés et salés sur le marché de Korat : c'est dire la faible plus-value du travail dans ce pays.

Comme il n'y a pas de table, il n'y a pas de tablée. Certes, on pourrait se réunir sur une des nattes en bambou de la maison. Mais non, le père et la mère dînent ensemble, et je dîne avec Fon. Parfois simultanément, mais pas au même endroit. Et parfois même, les parents de Fon dînent séparément. Quant au frère, il va traîner chez des amis le soir et je ne l'ai jamais vu dîner avec ses parents. La nourriture se prête à cette fragmentation : on ne prépare pas les plats pour un régiment, les casseroles et les poêles sont petites, rien n'est prévu pour des banquets. Mais le rice cooker fonctionne en permanence, et pour tout le monde. Le rice cooker : un appareil qu'on trouve sans doute dans toutes les cuisines thaïes.

Le régime auquel je suis soumis me paraît très sain. Une demie pastèque commence souvent le repas - ce sont des pastèques de la taille d'un melon, voire d'un pamplemousse. Contre toute attente, ces mini-pastèques sont souvent excellentes, ce ne sont pas des grosses pastèques qui n'ont pas muri. Ensuite, il y a la portion de riz, accompagnée de diverses préparations, en principe bœuf ou poulet, toujours coupé en lanières, et de légumes. Beaucoup de ces légumes me sont inconnus. Je reconnais des haricots verts géants, quelques morceaux de carotte (carotte se dit kè rot en Thaï : peut-être un légume d'importation). J'ai plus de peine à reconnaître le potiron (savoureux, bien que je déteste ce légume habituellement), les navets. Très rarement les pommes de terre, produit aussi exotique que la pomme (d'air) qui se vend très cher et que les thaïs adorent. Il y a aussi des petites boules âcres et vertes. Des troncs de palmier ou de bananier bouillis. Et des légumes bizarres que je n'avais jamais vus et que je n'aime pas trop. Tout est accompagné de piment, et je dois me battre pour imposer deux piments par plat, pas plus, ce qui emporte déjà mon bec pourtant habitué. Pour manger, on utilise une cuillère. Sur la natte, il y a un couteau commun qui peut servir à couper une tranche de bambou bouilli ou partager la pastèque. La fourchette est superflue.

Dans ce régime, pas de beurre, très peu de sel. Pas de laitages, pas de fromages ni de crème fraîche. Un fond d'huile pour la poêle, mais vraiment peu. Pas de pain, évidemment. Pas de charcuterie, bonjour rêves de rillettes, de pâté de campagne et de camembert qui m'assiègent au bout de quelques mois.

Je ne bois que très peu d'alcool ici. D'abord parce que je n'aime pas la bière locale. Ensuite parce qu'il fait chaud, ou que je suis occupé - en France, je bois à cause du stress ou de l'ennui. Il me reste un fond de bouteille de vodka que je traîne depuis huit mois - je vais peut-être finir par en venir à bout. Je ne pourrai même pas la terminer avec les parents de Fon, ils ne boivent pas. Avec ce régime, ils sont tous les deux très minces, le père est sec comme une trique, ventre plat comme celui d'un mannequin, et on devine une grande vigueur dans ses jambes et ses bras noueux.

Je boirai ma vodka tous seul, noyée dans le jus de ces excellents citrons verts que me rapporte Fon. Ils ne poussent pas dans la ferme, mais chez une voisine qui les vend pour trois fois rien. La plupart des fruits et légumes viennent aussi du voisinage. Ils sont frais, ils n'ont manifestement pas souffert du transport, et ils sont sans doute "organic". Tout comme les œufs de la ferme - on voit courir les poules et les canards de tous les côtés. Ce soir, il y avait un petit bout d'omelette pour accompagner le riz sauté. Fon m'a dit qu'elle était faite avec des œufs de cane - je n'ai pas vu de différence.

La ferme est un endroit où on se sent très libre. Je ne sens pas de tensions, ni de regards normalisateurs, ni d'invites à me comporter de telle ou telle manière. C'est un autre ordre dont il faut que je comprenne les règles tacites : règles intuitives qui ne semblent pas très contraignantes. On devine qu'il ne faut pas entrer dans les zones couvertes sans se déchausser - ces zones sont soigneusement balayées tous les jours. Qu'on ne peut laisser indéfiniment tourner un ventilateur dehors si on s'absente. Qu'il serait stupide que l'eau déborde. Le système d'adduction d'eau est double. L'eau est distribuée avec pompes et tuyaux dans les maisons du village. Elle provient du bel étang dans lequel se reflète le temple, de l'autre côté de la route de Khon Khaen. Elle n'est pas potable (mais elle est payante). C'est un filet d'eau qu'on laisse chuchoter tranquillement dans les bassines. Autour de la maison, il y a trois ou quatre petits robinets qui abondent des grandes jarres - on a toujours de l'eau pour se rincer les mains. L'eau potable provient de la pluie, elle ruisselle du toit, et elle est collectée dans des citernes percées d'un trou d'homme et fermées.

Qu'on n'imagine pas un quelconque laisser aller dans l'hygiène. Les vêtements et le linge font l'objet de lessives quasi quotidiennes. La famille passe à la toilette plutôt deux fois qu'une chaque jour. Dans la casemate où on se lave, il y a cinq sortes de shampoings différents. Mais je n'ai vu qu'un seul miroir dans toute la maison : un pauvre miroir plus petit qu'un écran de Mac+, sept pouces tout au plus. Il est bordé d'un misérable liseré de plastique jaune, son tain est rongé sur le tiers inférieur, le reste ne donnant qu'un reflet brouillé. Ce qui explique peut-être pourquoi Fon ne sait pas qu'elle est si jolie…